Recep Tayyip Erdoğan est devenu, le 10 août 2014, le premier
président de la
Turquie élu au
suffrage universel direct.
Premier ministre depuis 2003, Erdoğan entend conserver sa mainmise sur le pouvoir à travers ses nouvelles fonctions. Louangée par les uns, condamnée par les autres, l'élection d'Erdoğan représente-t-elle le début d'une nouvelle ère politique en
Turquie?
Vers un régime présidentiel?
Le scrutin
présidentiel de 2014 représente une évolution importante pour le système politique turc. Jusqu'à aujourd'hui, le
président était élu par les membres du Parlement et non par le peuple (1). Son rôle demeure toutefois essentiellement limité en vertu de la
Constitution turque. Par exemple, le chef d'État préside et convoque le conseil des ministres lorsque jugé nécessaire. Il possède également un droit de veto sur la législation, mais il ne peut pas proposer de lois ni être membre d'un
parti politique ou député (2). De plus, le
président n'a pas le pouvoir de dissoudre le Parlement, et chacune de ses décisions doit être contresignée par le
premier ministre et un ministre concerné pour devenir exécutoire (3).
Les origines de ce changement structurel remontent à 2007. Le Parti de la justice et du développement (AKP), parti islamo-
conservateur fondé et dirigé par Erdoğan, est alors reporté au pouvoir après sa victoire aux élections législatives. Le
gouvernement de l'AKP avait proposé un amendement
constitutionnel instaurant une présidence élue au
suffrage universel direct. L'amendement a par la suite été adopté lors d'un
référendum national (4). En 2010, une autre réforme
constitutionnelle a été approuvée par
référendum. Elle visait notamment à réduire les pouvoirs de l'armée sur l'appareil d'État (5).
Le but de ces réformes était de consolider davantage le
pouvoir exécutif entre les mains du
président (6). Limité à trois mandats comme
premier ministre selon les statuts de son parti et désireux de fonder une deuxième
République (7), Erdoğan a décidé de briguer la présidence pour continuer à gouverner comme il le faisait lorsqu'il était chef du
gouvernement (8).
Un scrutin gagné d'avance
Donné favori dès le début de la campagne, le
premier ministre sortant a remporté l'élection dès le premier tour avec 51,79% des suffrages. Son principal adversaire, l'intellectuel Ekmeleddin İhsanoğlu, a quant à lui obtenu 38,5% des voix (9). Ancien secrétaire général de l'Organisation de coopération islamique, İhsanoğlu est un diplomate de carrière qui s'est présenté comme un futur
président arbitre, veillant simplement à l'équilibre institutionnel (10). Son absence d'expérience en politique active, de même que son manque d'agressivité constituaient de lourds désavantages face à la « machine » Erdoğan, un habitué des campagnes électorales (11).
Le candidat de la minorité kurde, Selahattin Demirtaş, a pour sa part remporté 9,8% du vote populaire, un résultat très encourageant considérant les performances habituelles des formations kurdes à l'échelle nationale (5-6%) (12). Il est d'ailleurs considéré par de nombreux spécialistes comme la grande révélation de cette campagne (13).
Le taux de participation pour la
présidentielle a atteint 74,12%. Il s'agit d'une baisse substantielle considérant le taux aux législatives qui dépasse la barre des 80%. Lors des élections municipales de mars 2014, le taux de participation était de l'ordre de 89% (14). Selon le politologue Jean Marcou, professeur à l'Institut d'études politiques de Grenoble, cette désaffection de l'électorat s'explique par la perception selon laquelle « l'issue du scrutin semblait jouée d'avance (15) » étant donné l'avantage d'Erdoğan, tant sur le plan politique que médiatique.
L'un des principaux enjeux abordés durant la campagne fut la
présidentialisation du régime politique turc. Il s'agit présentement d'un
régime parlementaire traditionnel dans lequel le
premier ministre exerce le
pouvoir exécutif, le chef d'État étant généralement confiné à un rôle protocolaire. Erdoğan juge cette idée dépassée et a maintes fois martelé pendant la campagne : « Le poste de
président n'est pas un poste fait pour se reposer [...] Le peuple veut voir un
président qui s'active et qui transpire (16) ». C'est ainsi qu'Erdoğan s'est engagé à transformer le
régime parlementaire actuel en un
régime présidentiel fort.
Une telle réforme
constitutionnelle nécessite cependant l'appui des deux tiers des députés du Parlement, soit 367 sièges sur 550 (17). Or, cette majorité n'est toujours pas atteinte par l'AKP, le parti ayant actuellement 313 sièges (18).
Comme le souligne le politologue Nicolas Monceau de l'Université de Bordeaux, l'enjeu primordial pour le nouveau
président sera sans conteste les élections législatives de 2015, dont l'issue sera déterminante pour la suite des choses (19). Si la majorité
parlementaire n'est pas acquise par l'AKP, le rêve d'une « nouvelle
Turquie » pourrait ne jamais se réaliser et Erdoğan serait alors confiné à un rôle politique secondaire pour le reste de son mandat.
L'élection vue par l'Ouest
La victoire d'Erdoğan lors de la
présidentielle inquiète de nombreux médias occidentaux. Dans sa page éditoriale, le New York Times déplore les dérives autoritaires de l'ancien
premier ministre (20). Le journal américain dénonce la répression orchestrée contre les journalistes et la corruption gangrénant l'appareil d'État. En voulant s'accaparer tous les pouvoirs, Erdoğan menace l'équilibre
démocratique et risque de plonger la
Turquie dans un chaos politique. Cela risque d'alimenter l'incertitude auprès des alliés de la
Turquie qui souhaitent la voir jouer un rôle de premier plan dans la stabilisation du Moyen-Orient.
De son côté, le journal Le Monde craint que la « "nouvelle
République turque"un se dote de l'héritage autoritaire de la
République kémaliste moins la laïcité (21) ». Le quotidien français redoute les ambitions du nouveau
président qui « risqu[ent] d'entraîner le pays dans [...] la personnification du pouvoir et le
capitalisme primitif de copinage (22) ».
Finalement, le journal britannique The Guardian pointe du doigt Erdoğan en comparant son plan politique à celui du
président russe Vladimir Poutine. Tout comme Poutine, Erdoğan prévoit gagner la majorité
parlementaire aux prochaines élections. Ce faisant, il pourra amender la
Constitution en renforçant le rôle du
président et en restreignant les pouvoirs du
premier ministre. Le journal estime que le
président élu est en train de s'aliéner la moitié de la population par ses méthodes autocratiques (23). Les élections de 2015 constitueront à cet égard un test déterminant pour celui qui se présente comme le fondateur de la nouvelle
Turquie.