Depuis le 11 septembre 2001, l'islamisme radical et les enjeux qui en découlent accaparent une grande partie de l'attention médiatique en Occident. Pourtant, le problème est beaucoup plus criant ailleurs dans le monde. Plusieurs pays d'Afrique sont aux prises avec des luttes entre forces gouvernementales et groupes islamistes radicaux et, depuis 2014, avec des combats entre ces groupes. En effet, la rivalité qui oppose ces groupes prônant une lecture stricte du Coran est grandissante depuis l'arrivée en force, il y a 2 ans, de l'État islamique (EI) dans les territoires auparavant contrôlés par Al-Qaïda en Afrique.
L'histoire d'une dualité acrimonieuse
Lors de la deuxième guerre du Golfe, en 1990-1991, le riche Saoudien Oussama Ben Laden, qui travaillait auparavant pour les services secrets saoudiens dans une mission de support à la rébellion anti-Union soviétique (URSS) en Afghanistan, s'oppose à la présence américaine en terre sainte (1). Toutefois, ses doléances ne seront pas prises en compte et il sera même banni de son pays natal. C'est donc dans cette optique anti-américaine, et avec l'idée de protection de ce que Ben Laden croit être les valeurs coraniques, qu'il crée un groupe bien organisé et très bien financé grâce à l'argent de sa famille. Ce groupe créera ultimement plusieurs sous-groupes en Asie et en Afrique. Il s'appelle Al-Qaïda, ce qui signifie la Base en arabe.
C'est dans un autre contexte et dans une autre optique que l'État islamique (EI) est créé. Alors que dans les années 1980, Abou Moussab Al-Zarkaoui, le fondateur de l'EI, et Ben Laden combattaient dans le même camp en Afghanistan, ils se séparent puisque leur vision de l'Islam était loin de concorder. Zarkaoui retourne dans son pays natal, l'Irak, à la fin de la guerre contre l'URSS en 1990. Lors du printemps arabe de 2011, l'EI, qui, grâce à l'invasion américaine en Irak en 2003, voit ses troupes grossir, profite de l'instabilité et prend le tiers du territoire irakien et une bonne partie de la Syrie. En 2014, fort de ses réussites militaires au Moyen-Orient, le groupe prend de l'expansion et tente d'occuper davantage de territoire en Afrique (2).
Julien Théron, du journal français Le Monde diplomatique, précise la rivalité entre les deux groupes en indiquant : « Ces deux projets millénaristes, l'un évanescent et prophétique, l'autre précis et concret, annoncent les parcours des deux hommes [Ben Laden et Zarkaoui] tout comme ceux d'Al-Qaida et de l'Organisation de l'Etat islamique (3). »
Manifestation de la dualité sur le terrain
Inévitablement, la venue de l'État islamique en Afrique cause des frictions avec Al-Qaïda qui était déjà établie depuis plusieurs années sur le continent. Deux visions du djihadisme s'affrontent théoriquement et sur le terrain. La force de l'EI en Afrique est son recrutement. Elle s'adresse toujours aux plus larges audiences, ouvrant ses rangs au plus grand nombre et diffusant sur plusieurs plateformes des vidéos travaillées et de bonne qualité. La force d'Al-Qaïda est son organisation. Avec une structure dite en maillage, qui permet la stabilité de l'organisation même avec la disparition d'une cellule, et son système hiérarchique à double autorité (religieuse et militaire), Al-Qaïda est extrêmement solide et bien ancrée (4).
Une des exemples les plus marquants des changements qu'apporte la venue de l'EI en Afrique est l'organisation libyenne Ansar Al-Charia. Accusé, entre autres, de l'attaque contre l'ambassade américaine à Benghazi en 2012, ce groupe, auparavant associé à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), s'affilie à l'État islamique en 2014. Plusieurs groupes islamistes radicaux comme Ansar Beit Al-Maqdis, principal groupe salafiste dans le Sinaï égyptien, et Boko Haram emboîteront le pas à Ansar Al-Charia dans les deux années qui suivent (5).
La rivalité entre groupes radicaux est encore plus visible au Mali, alors que trois groupes de rebelles souhaitent prendre le nord du pays. L'AQMI contrôle près de 500 combattants dans la région. Bien que ce nombre soit important, Al-Qaïda avait davantage d'emprise dans la région il y a deux ans alors que le Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO) était une de ces sous-branche. Mais en octobre 2016, celui-ci porte allégeance à l'État Islamique (6). Finalement, le groupe Ansar Dine, formé de plusieurs milliers de Touaregs salafistes, complète cette liste de belligérants islamistes rivaux (7). Cette multiplicité des groupes crée un accroissement important des violences et des attentats dans la région, alors que plusieurs groupes combattent directement et indirectement les uns contre les autres, causant des dizaines de milliers de morts (8).
Le professeur à l'université Science Po Paris et spécialiste de la question, Philippe Migaux, précise que cette situation aura des conséquences importantes sur la sécurité des pays musulmans et occidentaux : « Toutes ces rivalités ne font qu'augmenter la menace terroriste, au niveau régional ou au niveau international. [...] Au niveau international, entre la mouvance al-Qaïda et la mouvance Etat islamique, celle qui l'emportera, devra montrer sa capacité à déstabiliser de nouveaux pays musulmans, devra frapper violemment des pays occidentaux (9)».
Des solutions pour une désescalade
Trois actions sont cruciales pour résoudre l'enjeu des violences terroristes islamistes. Premièrement, les spécialistes s'entendent généralement pour dire qu'il faut davantage de coopération et de discussions entre les pays africains. Il faut une entraide près des frontières et réduire les tensions existantes entre ces pays qui nuisent à la coopération. Un professeur à l'université d'Ottawa et spécialiste de la politique africaine, Cédric Jourde, ajoute même que certains pays africains sont heureux de voir des attaques chez des pays voisins, signe d'une rivalité inter-étatique malsaine (10). Par contre, l'entraide doit être réfléchie. Qu'un pays occidental ou africain fasse alliance avec des « acteurs locaux douteux » peut mener à long terme à davantage de violences, puisque ces acteurs peuvent utiliser les moyens mis à leur disposition pour créer de nouvelles situations conflictuelles (11).
L'établissement d'un système de sécurité préventif est également impératif pour le rétablissement de la paix dans les pays africains touchés par l'insécurité. Il faut donc améliorer la formation ou l'encadrement des agents de sécurité privés pour les adapter au contexte actuel. Il faut aussi améliorer la sécurité des institutions à risque d'attaques. Finalement, il faut sensibiliser les citoyens à être vigilants face aux dangers qui les entourent. Certains spécialistes pensent même qu'un système de sécurité basé sur l'offensive n'amène que davantage d'instabilité et d'insécurité et que de combattre la violence terroriste par la violence est une réponse très inconsistante (12).
Finalement, un réinvestissement majeur dans les pays africains, grands perdants de la mondialisation, est crucial. L'établissement de systèmes d'éducation, de santé et d'infrastructures est vital pour la diminution de la violence et de la radicalisation. Un économiste et spécialiste de l'Afrique de l'Ouest, Gille Oulakounlé Yabi, résume la situation ainsi : « L'Afrique, comme toutes les régions pauvres du monde, est devenue le réceptacle de tous les moyens d'amplification de la violence, armes, expertise, idéologies extrémistes, exportés massivement par des acteurs cyniques de toutes origines qui n'ont que faire des conséquences terribles de leurs actions (13). »
(1) DE CHABALIER, Blaise, « Al-Qaida, les racines du mal », Le Figaro, 27 novembre 2015, [En ligne], http://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/article/tele... (Consultée le 3 décembre 2016)
(2) FISHER, Max, « The rise of ISIS, explained in 6 minutes », Vox, 16 décembre 2015, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=pzmO6RWy1v8 (Consultée le 3 décembre 2016)
(3) THÉRON, Julien. «Funeste rivalité entre Al-Qaida et l'Organisation de l'Etat islamique», Monde Diplomatique, février 2015, page 18 et 19, [En ligne] http://www.monde-diplomatique.fr/2015/02/THERON/52632 (Consultée le 27 novembre 2016)
(4) Loc. Cit.
(5) RFI, «Etat islamique: allégeance, soutien, hésitation des groupes africains». 14 juillet 2014, [En ligne], http://www.rfi.fr/afrique/20140714-etat-islamique-... (Consulté le 28 novembre 2016)
(6) RFI, « Mali: le groupe Etat islamique officialise sa présence au Sahel », 31 octobre 2016, [En ligne], http://www.rfi.fr/afrique/20161031-mali-groupe-eta... (Consultée le 3 décembre 2016)
(7) PERREAULT, Laura-Julie, « L'ABC du conflit malien », La Presse, 19 janvier 2013, [En ligne], http://www.lapresse.ca/international/dossiers/conf... LEVESQUE, Charles, «L'Afrique au coeur du terrorisme islamique», Radio-Canada, 23 novembre 2015, [En ligne], http://ici.radio-canada.ca/emissions/matins_sans_f... (Consultée le 28 novembre 2016)
(9) BOISBOUVIER, Christophe, «Philippe Migaux: "La rivalité entre jihadistes booste la menace terroriste"», RFI, 26 décembre 2014, [En ligne], http://www.rfi.fr/emission/20141226-philippe-migau... (Consultée le 27 novembre 2016)
(10) LEVESQUE, Charles, Op. Cit.
(11) OLAKOUNLÉ YABI, Gilles, «Lutte contre le terrorisme en Afrique : résister à l'instinct grégaire», Le Monde, 24 novembre 2015, [En ligne], http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/24/l... Loc. Cit.
(13) Loc. Cit.
Autres références
MIELCAREK, Romain, «Jihadistes: sont-ils terroristes, victimes ou mercenaires?», RFI, 8 juillet 2014, [En ligne], http://www.rfi.fr/moyen-orient/20140708-jihadistes... (Consulté le 28 novembre 2016)
SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, Stabilité politique et sécurité en Afrique de l'Ouest et du Nord, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2014, 142 pages. [En ligne] https://www.csis-scrs.gc.ca/pblctns/wrldwtch/2014/... (Consultée le 28 novembre 2016)
Dernière modification: 2016-12-12 07:43:34
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