Abdel Fattah al-Sissi était vu comme l'homme fort qui a renversé le président égyptien Mohamed Morsi par un coup d'État militaire en 2013. Il est ensuite élu président de la République, le 28 mai 2014. Alors qu'al-Sissi va fêter ses 5 ans à la tête du pouvoir, un projet de réforme constitutionnelle est en cours pour prolonger son mandat jusqu'en 2034.
La révolution du lotus aux prises avec le pouvoir
La révolution de 2011, dite du lotus, portait l'espoir d'un changement. Mais en Égypte, les violations des droits des personnes sont régulièrement dénoncées par les organisations non gouvernementales (ONG). Entre 2013 et 2017, près de 60 000 personnes ont été emprisonnées et sont victimes d'abus [1]. Human Rights Watch estime que la plupart d'entre elles sont des prisonniers politiques. Entre 2015 et 2016, 1 344 cas de tortures en prison ont été rapportés [2]. Amnistie internationale parle de 3 à 4 disparitions par jour [3]. Le magazine Jeune Afrique cite que « selon certains rapports, il [le régime] ferait disparaître plus de trois personnes par jour, pratiquerait la torture et les exécutions extra-judiciaires, le tout sous couvert de lutte anti-terroriste [4] ».
D'autre part, la liberté de manifestation est circonscrite à 10 personnes. Au-delà de ce nombre, des sanctions pénales sont encourues. Sur les 19 prisons égyptiennes, 16 ont été construites sous al-Sissi [5]. Les critiques et les oppositions ne sont pas tolérées dans le pays.
Amy Austin Holmes, professeure associée de l'Université américaine du Caire et chercheuse au centre Woodrow Wilson, dénonce les exactions commises à l'encontre des universitaires, chercheurs et autres manifestants qui critiquent le régime en place [6]. Elle cite le cas de Giulio Regeni, étudiant chercheur de Cambridge University, qui faisait ses recherches sur les syndicats égyptiens indépendants, un sujet sensible [7]. Celui-ci a été torturé à mort et son corps a été retrouvé le 3 février 2016 [8]. Austin Holmes dénonce aussi les procès inéquitables et évoque la situation de son collègue, le professeur Emad Shahin, condamné à mort. En effet, depuis 2014, un décret présidentiel permet aux cours martiales de juger les civils [9]. Elle dénonce aussi les tentatives de criminalisation de ses recherches sur les Nubiens [10].
Interrogé sur l'état des droits humains, lors d'une entrevue sur la chaîne CBS, le président al-Sissi est embarrassé et n'apporte pas de réponses claires. Il nie l'existence de prisonniers politiques et réfute les chiffres avancés par les journalistes. L'entrevue est un embarras pour le pouvoir égyptien. D'ailleurs, l'ambassadeur d'Égypte à Washington tente sans succès de déprogrammer l'émission aux États-Unis [11].
Cette entrevue passe inaperçue en Égypte, où la presse a préféré évoquer l'inauguration de la plus grande église du Moyen-Orient [12]. Le Conseil suprême d'administration médiatique a d'ailleurs le pouvoir de retirer les licences et d'octroyer des amendes aux médias égyptiens. La liberté de la presse est restreinte [13]. Depuis les attentats d'avril 2017, l'Égypte est en état d'urgence. Cela attribue au président al-Sissi davantage de pouvoirs de censure, de surveillance et de cessation de communication [14]. Selon l'Association pour la liberté de pensée et d'expression, plus de 500 sites d'informations ou d'ONG sont censurés [15].
Ainsi, Foreign Policy estime que sur le plan de l'autoritarisme, al-Sissi n'est pas comme l'ex-président Hosni Moubarak, mais qu'il est bien pire [16].
Une croissance économique, pour qui ?
Alors que les uns mettent de l'avant une amorce de croissance économique, les autres dénoncent une dégradation du niveau de vie en Égypte sous al-Sissi. En 2016, le Fonds monétaire international (FMI) a débloqué une aide de 12 milliards de dollars sous condition de réformes. En juillet 2017, Al Jazeera estime que le secteur touristique peine à se relever depuis la révolution de 2011 : la monnaie est dévaluée et 28 % de la population vit sous le seuil de pauvreté [17].
Christine Lagarde, directrice du FMI, et la Banque mondiale se réjouissent d'une croissance économique annoncée. Lagarde parle d'une stabilisation macroéconomique, avec « le taux de croissance le plus élevé de la région, la baisse du déficit budgétaire […] une inflation qui devrait être conforme aux objectifs de la Banque centrale [18] ». Pour sa part, le Washington Institute estime qu'il y a un retour au niveau économique pré-révolution égyptienne. Le FMI prévoit une croissance de 5,3 % du produit intérieur brut (PIB) en 2018 et de 5,5 % en 2019 [19]. Ce qui est supérieur au 4,3 % moyen du PIB sous Moubarak [20].
De plus, le pouvoir égyptien a entrepris la construction d'une nouvelle capitale à 40 km du Caire, pour désengorger la ville devenue trop étroite pour la population. Le projet coûte près de 30 milliards de dollars. L'entreprise à la tête de ce projet pharamineux, Administrative Capital for Urban Development, est détenue à 51 % par l'armée égyptienne et à 49 % par le Ministère du Logement. À la question de savoir quel pourcentage est octroyé aux logements abordables, El-Housseiny, un ancien major général des armées, demande d'oublier les chiffres parce qu'ils ne sont pas importants et ne sont pas encore établis [21].
L'économiste David Rosenberg admet qu'il y a une croissance économique, mais il en nuance la portée. Selon lui, cette croissance bénéficie à la ploutocratie égyptienne. Le régime autoritaire d'al-Sissi a muselé la classe moyenne et les pauvres impactés par l'inflation, l'austérité et le coût de la vie. Il attribue le « one-man show » d'al-Sissi à l'élection présidentielle de mars 2018, à l'absence d'une véritable opposition et au bâillonnement de la liberté de la presse [22].
Les Nubiens au ban du développement
Les Nubiens sont une minorité autochtone égyptienne. La professeure Austin Holmes explique que depuis le 20e siècle ils ont été contraints de s'exiler à cause de la construction de 4 barrages sur le Nil [23]. Depuis leur exil, ils sont marginalisés politiquement, socialement et économiquement, selon la professeure Maja Janmyr de l'University of Bergen [24].
Les Nubiens obtiennent gain de cause dans la Constitution de 2014 qui reconnaît la Nubie et leurs droits. L'article 236 de la Constitution leur donne le droit de retourner sur leurs terres, situées essentiellement sur les bords du Nil. Mais l'effectivité de cette reconnaissance est une tout autre question. Pour demander l'application effective de l'article 236, une manifestation pacifique est tenue en septembre 2017. Une violente répression s'ensuit, avec l'arrestation d'une vingtaine de personnes, torturées jusqu'en novembre 2017 [25].
De nouveaux barrages étant projetés sur leurs terres, les Nubiens parlent d'une campagne d'arabisation pour éliminer leur culture [26]. De l'ère des pharaons jusqu'à aujourd'hui, le Nil ne cesse de susciter l'intérêt des gouvernants.
Le Nil est un instrument de politique étrangère d'al-Sissi dans l'Union africaine, concernant notamment la construction du barrage de la Renaissance sur le Nil bleu en Éthiopie [27]. Selon Elissa Jobson, responsable Afrique à l'International Crisis Group, « une grande partie de sa politique sur le continent est vue à travers le prisme du Nil [28] ».
Selon The Economist, en 2017, l'indice démocratique égyptien est à 3,36, ce qui est inférieur à celui sous Moubarak qui était à 3,89 en 2008 [29]. De plus, le développement économique ne paraît pas concerner tous les Égyptiens et la question des droits humains est en suspens. Enfin, la Nubie semble être à la merci de la géopolitique. Bref, les cinq ans d'al-Sissi à la présidence offrent un bilan mitigé.
[1] Al Jazeera, « What is it like to live under President Sisi? », Al Jazeera, 4 juillet 2017, URL https://www.aljazeera.com/indepth/features/2017/04... consulté le 25 mars 2019
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Le Bras, Jenna, « Égypte : cachez cette interview que le président Sissi ne saurait voir », Jeune Afrique, 5 janvier 2019, URL https://www.jeuneafrique.com/699738/politique/egyp... consulté le 25 mars 2019
[5] Al Jazeera, op. cit.
[6] Austin Holmes, Amy, « What Egypt's racist campaign against Nubians reveals about Sissi's regime », The Washington Post, 19 avril 2018, URL https://www.washingtonpost.com/news/global-opinion... consulté le 25 mars 2019
[7] Ibid.
[8] Tondo, Lorenzo, et Ruth Michaelson, « Giulio Regeni: Italy names Egyptian agents as murder suspects », The Guardian, 29 novembre 2018, URL https://www.theguardian.com/world/2018/nov/29/giul... consulté le 30 mars 2019
[9] Al Jazeera, op.cit.
[10] Austin Holmes, Amy, op.cit.
[11] Le Bras, Jenna, op.cit.
[12] Panara, Marlène, « Médias – Égypte : pourquoi l'interview d'al-Sissi a embarrassé le pouvoir », Le Point, 7 janvier 2019, URL https://www.lepoint.fr/afrique/medias-egypte-pourq... consulté le 25 mars 2019
[13] Al Jazeera, op.cit.
[14] Ibid.
[15] Panara, Marlène, op.cit.
[16] Cook, Steven A., « Sisi Isn't Mubarak. He's Much Worse. », Foreign Policy, 19 décembre 2018, URL https://foreignpolicy.com/2018/12/19/sisi-isnt-mub... consulté le 30 mars 2019
[17] Al Jazeera, op.cit.
[18] Agence France Presse Washington, « Le FMI débloque quelque deux milliards pour l'Égypte », La Presse, 4 février 2019, URL https://www.lapresse.ca/affaires/economie/internat... consulté le 30 mars 2019
[19] Barfi, Barak, « Egypt's Economy Rising, Rights Declining », The Washington Institute, 19 novembre 2018, URL https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysi... consulté le 30 mars 2019
[20] Ibid.
[21] Michealson, Ruth, « 'Cairo has started to become ugly': why Egypt is building a new capital city », The Guardian, 8 mai 2018, URL https://www.theguardian.com/cities/2018/may/08/cai... consulté 25 mars 2019
[22] Rosenberg, David, « Egypt, Economic Miracle or Basket Case on the Nile? », Haaretz, 2 octobre 2018, URL https://search-proquest-com.ezproxy.usherbrooke.ca... consulté le 25 mars 2019
[23] Austin Holmes, Amy, op.cit.
[24] The Economist, « Egypt's Nubians : Let them go home », The Economist, 15 septembre 2016, URL https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2... consulté le 25 mars 2019
[25] Austin Holmes, Amy, op.cit.
[26] R.M, « Who are the Nubians ? », The Economist, 19 septembre 2016, URL https://www.economist.com/the-economist-explains/2... consulté le 25 mars 2019
[27] Le Bras, Jenna, « Égypte : Sissi, africain mais pas trop », Jeune Afrique, 29 novembre 2018, URL https://www.jeuneafrique.com/mag/670631/politique/... consulté le 25 mars 2019
[28] Ibid.
[29] The Economist, « Indice de démocratie », Perspective monde, URL http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BM... consulté le 31 mars 2019
Autres références :
Al-Sabee, Al-Youm, « Égypte. Al-Sissi pourra rester président jusqu'en 2034 », Courrier international, 15 février 2015, URL https://www.courrierinternational.com/une/egypte-a... consulté le 25 mars 2019
Hamzawy, Amr, « The tragedy of Egypt's stolen revolution », Al Jazeera, 25 janvier 2017, URL https://www.aljazeera.com/indepth/features/2017/01... consulté le 30 mars 2019
Banque mondiale, « The World Bank In Egypt », Banque mondiale, URL https://www.worldbank.org/en/country/egypt/overview, consulté le 30 mars 2019
Dernière modification: 2019-04-06 11:04:51
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