Kubrick, Stanley | 1928-1999

Gilles Jacob, « Pourquoi il n’est jamais venu à Cannes », Le Nouvel Observateur (France), 11 au 17 mars 1999, p. 45.
«...Pour moi, c’est un understatement de dire que Kubrick est l’un des génies du cinéma. C’est très rare de voir de son vivant un artiste passer à la postérité. L’art de Kubrick permet de l’affirmer sans crainte de se tromper : il y a dix, vingt, trente images de ses films que tout le monde a en tête et dont on est sûr que, de génération en génération, le souvenir se transmettra. Kubrick avait choisi de préférer le cinéma à la vie. Tout son temps était consacré à la création et, s’il vivait en reclus, si son souci de perfectionnisme porté à son niveau d’ébullition le faisait reporter sans cesse le point final de ses films, c’était parce que cela seul l’intéressait : l’art de la mise en scène, le cadrage, la lumière, les mouvements de l’appareil, le geste d’un comédien – seul labyrinthe, à l’image de celui de « Shining », dans lequel il aimait se perdre. « L’Odyssée de l’espace » ou pas, Kubrick a toujours été un cinéaste sidérant qui retournait les genres comme un gant et slalomait, en pessimiste sarcastique, entre la menace nucléaire, l’ultraviolence, la conquête de l’espace, le quotient intellectuel…»
Martin Scorsese (traduit de l’américain par Sylvie Durastanti et Jean Pêcheux), Les cahiers du cinéma (France), avril 1999, p. 23.
«...Peu de cinéastes auront exercé autant d’influence que lui. Avec Dr Folamour, il a quasiment inventé un genre, celui de la comédie noire. Avec 2001, il a jeté, à lui seul, les bases du film de science-fiction moderne. Avec Orange mécanique, il a pressenti l’esthétique punk. Avec Barry Lyndon, il est parvenu à créer quelque chose de si extraordinaire, si mystérieux et si profondément sensible que je me demande souvent si ce chef-d’œuvre a bien été perçu pour ce qu’il est. J’ai toujours eu le sentiment qu’avec chacun de ses films, Kubrick nous indiquait le cap, depuis les hauteurs où il avait accédé. Je crois que je ne suis pas le seul à avoir éprouvé cette impression. Chaque fois qu’il sortait un film – après des années de silence et de réflexion de plus en plus longues au fil du temps – , ce film constituait un événement majeur : on savait qu’on allait être surpris et apprendre quelque chose. Pour dire les choses simplement, on savait qu’on était entre les mains d’un maître, dont chaque film brillait tel un phare. »
Pierre Marcabru, Emmanuèle Frois, « Stanley Kubrick, le scandale et le silence », Le Figaro (France), 8 mars 1999, p. 31.
«...On l'a compris, Stanley Kubrick est un moraliste. Et pas un moraliste en belle humeur. Comme tous les lucides, c'est un pessimiste, mais un pessimiste goguenard. D'où l'extrême justesse de Lolita où, à chaque instant, on entend la voix de Nabokov. Ce sont deux complices, aussi peu dupes l'un que l'autre. Ils appartiennent à la même espèce d'homme, celle qui sait voir un peu plus loin que les autres. D'où une ironie secrète, un humour noir et jubilatoire que l'on retrouve dans Docteur Folamour où il nous offre la bombe atomique dans une pochette-surprise. On notera que Kubrick est toujours en avance. Il tourne en 1957 Les Sentiers de la gloire, film sur les mutineries de 1917 que l'on n'oserait à peine aujourd'hui tourner. Et il le fait sans malice, sans prêcher, seulement pour nous montrer ce qui ne va pas. Ainsi en est-il avec Orange mécanique, en 1971, qui annonce les beaux jours de la violence telle que l'Angleterre l'a vécue et la vit encore. Regard sombre sur un avenir sombre où l'homme passe, ou passera, un mauvais quart d'heure. Amusements de prophète. L'homme est un animal mutant et on ne sait, comme dans Shining, quel démon peut s'emparer de lui. Vers quoi il glisse. »
Odile Tremblay, « Mort d’un visionnaire : Stanley Kubrick (1928-1999) », Le Devoir (Québec, Canada), 8 mars 1999, p. 1 et A8.
«...Ingénieur de l’image, chorégraphe de l’espace, révélateur au rayon X de nos violences les plus aiguës et de nos ambitions dérisoires : tant de métaphores ont qualifié le brillant cinéaste de Clockwork Orange. Voici que le mystérieux, le sauvage, le perfectionniste Stanley Kubrick n’est plus et que les cinéphiles en demeurent sous le choc. C’est qu’une immense force créatrice disparait avec lui et – n’ayons pas peur des mots – un œil de génie posé en faisceau sur le bruit et la fureur d’une humanité que ce pessimiste effréné voyait guerrière et féroce [...] Fait unique dans les annales, il avait réussi à mettre le studio Warner à sa main, et depuis le début des années 60, ne laissait plus personne s’interposer entre lui et ses films. Production, mise en scène, éclairage, montage, musique, il veillait à tout et s’était même gardé un droit de supervision et de correction, voire celui de retirer les premières copies en circulation pour en resserrer le montage. »
Jack Kroll, « Kubrick’s View », Newsweek (États-Unis), 22 mars 1999, p. 68.
«...Kubrick was in love with lenses and filters, Steadicams and cranes, the way a poet is in love with words [...] The emotional color of Kubrick’s work is primarily dark, but it’s the darkness of a balked idealism. The brutal depiction of war in his 1957 « Paths of Glory » anticipated Spielberg’s « Saving Private Ryan. » « Dr Strangelove » remains the most Swiftian, savagely funny treatment of the lethal absurdity of the nuclear age that any artist has given us. Jack Nicholson’s character in « The Shining » may be Kubrick’s portrait of the darker depths of his own psyche. And « 2001: A Space Odyssey » moves from a chilling projection of a technical, emotionally sterile future to a vision of rebirth, the Star-Child growing in the womb of space. Il was a great leap for a boy from the Bronx. »