Cabral, Amilcar | 1924-1973

Jean-Pierre N'Diaye, « Un homme », Jeune Afrique (France), 3 février 1973, p. 13.
«...Pour les peuples africains, le secrétaire général du PAIGC n'était pas « le leader guerrier à la poigne d'acier », « le combattent suprême ». Il était tout simplement, et c'est la gravité de son destin, le militant discipliné et fidèle du peuple de Guinée Bissau, le guide au coeur pur, au coeur d'enfant. L'expression fera sourire les esprits forts, les soi-disant réalistes. Et pourtant, comprenez bien : il était l'homme chez qui la maturité, la réflexion, les souffrances et les innombrables difficultés n'avaient pas réussi à durcir - jusqu'à l'étouffer - cette sensibilité rayonnante qui était le principal bien qui le soudait à son peuple. (...) Ce sens profond, inné, forgé par l'expérience des réalités de son pays, cette âme intacte, constituaient la source principale de sa popularité et de l'amour sans limite que lui portait son peuple. Mais pour l'ennemi, ce type d'hommes représentait un danger mortel car lui seul peut provoquer les mutations essentielles, toucher le coeur et faire jaillir d'un peuple dominé et déchiré un élan vital irrésistible. « C'est cela la lutte : transformer les faiblesses en force ». C'est parce qu'il savait opérer cette révolution essentielle qu'on l'a tué le 20 janvier 1973. »
Jean Mettas, Dan Sperber, « Assassinat d'un combattant », Le Nouvel Observateur (France), 29 janvier 1993, p. 47.
«...Cabral savait utiliser « l'arme de la théorie » mais il ne croyait pas qu'on pût faire la révolution en suivant des recettes ou en plaquant des schémas. Que de fois ne lui a-t-on pas demandé si Lénine, Mao, le « Che » avaient été ses inspirateurs. Avec un sourire, il parlait alors...de la Guinée. Il avait beau chercher, il n'y voyait ni classe ouvrière ni bourgeoisie. La paysannerie, qui représentait la force physique décisive, ne lui paraissait pas être, comme en Chine, une classe révolutionnaire : il n'y avait pas de problèmes de propriété de la terre. « Nous savons d'expérience, disait-il, combien il nous en a coûté de l'inciter à la lutte. » Ingénieur agronome, Amilcar Cabral avait visité tous les villages de son pays. Il en avait analysé les structures sociales. Il avait mesuré le poids des facteurs tribaux. Il avait médité sur l'expérience du mouvement angolais, qui, après un départ en flèche, s'était trouvé incapable de résister, dans un second temps, à une brutale répression. Les Guinéens décidèrent donc de ne mener que des attaques qu'ils pourraient soutenir, de n'occuper que des territoires qu'ils étaient à même de défendre. »
S.A., « La mort de Cabral : « La main du Portugal » », L'Express (France), 29 janvier au 4 février 1973, p. 65.
«...Le 20 janvier, devant sa résidence, dans la banlieue de Conakry, capitale de la Guinée, un des derniers héros de l'Afrique, Amilcar Cabral, était assassiné. Le président guinéen, M. Ahmed Sékou Touré, a aussitôt déclaré : « C'est la main du Portugal. » (...) Si les services portugais sont vraiment à l'origine de la tragédie de Conakry, ils seraient arrivés à provoquer plus qu'un meurtre : un schisme politique. Mort à 48 ans, Cabral était devenu, pour tous les Africains, l'image du révolutionnaire à la fois prestigieux et modeste. Ingénieur agronome, il connaissait chaque village de Guinée-Bissau. Il répétait : « Les gens ne se battent pas pour des idées, mais pour une vie meilleure. » Esprit ouvert, se déterminant toujours par rapport au concret, il avait, nous dit un de ses collaborateurs, « africanisé le marxisme ». Sans Cabral, la lutte des Africains contre les survivances coloniales sera plus longue et plus dure. »